Les filles désir : c’est quoi une fille bien?
- Julien Noël
- 17 ago
- Tempo di lettura: 4 min
Rubrica: Attivismo artistico
Un été à Marseille. Un groupe d’amis règnent sur leur quartier, sûrs d’eux, sûrs des règles. Mais le retour de Carmen, une amie d’enfance au passé trouble, va fissurer leur monde. Entre désir, pouvoir et identité, les filles prennent le contrôle de leur vie.
Ce film, dans les salles depuis le 16 juillet 2025, marque le premier long-métrage de la réalisatrice française Prïncia Car. Née dans les quartiers nord de Marseille, elle a grandi au sein d’une famille de comédiens, dans un environnement où la culture était souvent absente, voire méprisée. C’est de ce contexte qu’est né le combat d’une vie : offrir aux enfants de Marseille la possibilité de rencontrer le cinéma. Elle fonde alors une école alternative nommée Moovida, un dispositif qui propose d’accompagner une cinquantaine de jeunes de 16 à 30 ans. Pendant 1 an, ils vont découvrir les métiers d’acteurs, scénaristes, réalisateurs, techniciens, dans l’objectif de mettre en lumière le potentiel créatif et artistique des jeunes issus des quartiers de Marseille.
Par un heureux hasard ou un coup du destin, la toute première promotion de cette école devient le casting du film Les Filles Désir. Le projet s’est construit autour d’ateliers d’écriture participatifs, les acteurs étant tous co-dialoguistes du film. Une écriture collective, née de l’improvisation, pensée pour être accessible à toutes et à tous. Un pari gagnant : après quelques courts-métrages, ce premier long les conduit jusqu’à la Quinzaine des cinéastes au Festival de Cannes.
Les quartiers nord ne sont pas qu’un simple décor : ils sont un personnage principal, vivant, imprévisible, capable de basculer en un instant de la splendeur au drame. Ce personnage donne à voir, sans filtre, un sexisme profondément ancré palpable, assumé, exposé au grand jour. Un sexisme intériorisé dès l’enfance, qui façonne des trajectoires et conditionne de jeunes adultes à perpétuer des schémas toxiques.

Une histoire qui suit la trajectoire de deux femmes issues du même quartier mais au parcours singulièrement différent. D’un côté, Yasmine, 17 ans, se prépare à devenir l’épouse parfaite, une étiquette que lui a collée son groupe d’amis, sans qu’elle n’ait jamais vraiment eu le droit de se demander ce qu’elle voulait. De l’autre, Carmen, de retour dans son quartier d’enfance après plusieurs années passées comme travailleuse du sexe. Elle incarne une femme libre, qui assume son passé et c’est précisément ce qui dérange. Carmen, figure de la femme bohémienne, entraînant dans sa chute les hommes qu’elle séduit (comme dans l’opéra de Georges Bizet, lui même daptée de la nouvelle de Prosper Mérimée). Le prénom et son personnage incarnent les thèmes de la liberté, de la libération sexuelle et de la volonté farouche d’indépendance. Entre elles deux, Omar, 19 ans, tiraillé entre son amour pour Yasmine et son désir pour Carmen. Figure paternaliste du groupe, il veut sauver tout le monde, sauf lui-même. Lorsqu’il se sent désarmé, sans les mots pour garder le contrôle, c’est la violence qui prend le relais. Une violence physique, verbale, sociale, qui masque une fragilité incapable d’exprimer autrement sa douleur.
Malgré leur dimension tragique, les personnages ne sont pas des archétypes caricaturaux. Ils sont bien plus profonds que cela : chacun incarne une trajectoire précise, indissociable de sa personnalité et de son vécu. Des parcours façonnés, malgré leurs différences, par une même société sexiste et patriarcale dans laquelle, malheureusement, nous vivons.

C’est aussi une histoire qui interroge le rapport de ces jeunes Marseillais au désir, à leur corps et à leur sexualité. Carmen, ancienne travailleuse du sexe revenue dans son quartier d’origine, incarne ces questionnements profonds au sein du groupe d’amis. Piégée entre son passé et son avenir, elle se heurte à une société qui lui refuse le droit à une seconde chance. Réduite à un objet de désir, elle subit une forme de déshumanisation, conforme à cette injonction qui glorifie le désir chez les hommes mais exige qu’il soit tu chez les femmes. Dès lors, un rapport de force s’installe : sexe et violence se mêlent, comme si c’était le seul langage possible pour exprimer son désir.
Le défi que vont rencontrer les deux protagonistes est de ne pas céder au destin, de choisir librement ce qu’elles désirent, sans se plier aux injonctions de la société ni au poids du groupe. Il est difficile de s’extraire de ce à quoi on a été conditionné. Pour appartenir, il faut entrer dans des cases. En sortir, c’est risquer de perdre une forme de pouvoir, une place confortable, même si elle est oppressante. Le poids du groupe, c’est en réalité le poids de la société. La réalisatrice remet aussi en question le pouvoir supposé jouissif de la supériorité masculine. On observe que les garçons aussi sont piégés dans un système qui les pousse à bout, qui les empêche d’être eux-mêmes, et qui les condamne à la violence faute d’autres moyens d’expression.

Le titre Les filles désir ouvre la porte d’un univers où le désir semble suspendu, un verbe figé, privé de conjugaison, comme si l’on avait dérobé aux femmes leur libre arbitre, leur droit d’aimer et d’être aimées, pour les enfermer dans une société qui refuse de leur accorder cette liberté. Le film interroge cette place fragile qu’elles occupent : grandir sous le poids du regard masculin tout en cherchant à s’inventer, à se trouver elles-mêmes.
Être femme, c’est marcher sur un fil tendu entre deux mondes, où l’excès comme le manque sont jugés, où l’on est tour à tour trop ou pas assez, et jamais vraiment à la bonne place. Pourtant, dans cette lutte, la fin du film laisse entrevoir une lumière, un chemin vers l’émancipation. Il s’agit d’embrasser sa liberté intérieure, de revendiquer le choix de soi face aux injonctions extérieures. C’est dans cette révolte silencieuse que les deux héroïnes tissent une complicité, une sororité, qui devient à la fois refuge et force, une invitation à se libérer, ensemble.
j.n.

